Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
INSTITUT SUPÉRIEUR PRIVÉ DE PHILOSOPHIE  Maison Lavigerie
INSTITUT SUPÉRIEUR PRIVÉ DE PHILOSOPHIE Maison Lavigerie
  • Grand Séminaire de Philosophie des Missionnaires d'Afrique à Ouagadougou, avec l'objectif d'assurer une formation philosophique et religieuse aux étudiants, leur permettant d'acquérir les concepts nécessaires pour poursuivre dans des cycles universitaires
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Newsletter
20 abonnés
Pages
Derniers commentaires
16 décembre 2013

HISTOIRE ET LIBERTE : ECLAIRAGES KANTIENS/ Abbé Pascal KOLESNORE

INTRODUCTION

Merci à l’équipe formatrice de la Maison Lavigerie et de l’Institut Supérieur Privé de philosophie de me permettre de partager avec vous le contenu de ma thèse qui a fait l’objet d’une publication en janvier passé sous le titre : Histoire et Liberté : éclairages kantiens. Je n’ai pas la prétention de vous livrer en 45 mn le contenu exhaustif d’un ouvrage de plus de 300 pages. Je vais essayer non seulement de dire l’essentiel mais aussi de simplifier au maximum pour vous épargner la rudesse de la pensée de Kant. Alors j’ai tout fondu pour vous proposer une réflexion suivie qui ne respecte pas les divisions de l’œuvre en parties ou chapitres. J’aborderai successivement six points ; essayer de vous accrocher ; ce ne sera pas compliqué. Ma thèse part d’une hypothèse :

 

1. La liberté, clef de voûte du système kantien (premier point de mon développement)

Toute philosophie, faisait remarquer Henri Bergson, se déploie généralement à partir d’une intuition fondamentale identifiable dans un ou deux concepts qui la résument adéquatement. Pour ce qui est de Kant, il y a plusieurs fils conducteurs. De tous ces fils conducteurs, le concept de liberté nous semble être la clef de signification de son système.

Tout le système kantien se déploie à partir de l’idée de liberté. Elle sous-tend sa philosophie de la connaissance, son éthique, sa doctrine du droit, sa philosophie de l’histoire, son anthropologie et même sa philosophie de la religion. Elle offre donc une clef de lecture de l’ensemble de sa philosophie. D’une clé de voûte, on est logiquement en droit d’attendre une clef de compréhension ; or la pierre de touche que représente la liberté s’avère une clé énigmatique et constitue une véritable pierre d’achoppement.

Kant lit le cours de l’histoire humaine comme un processus de réalisation de la liberté dans le monde. « L’histoire pour Kant, écrit Alain Renaut, est phénoménalisation de la liberté »[1]. La philosophie kantienne postule la liberté comme l’enjeu fondamental de l’évolution historique. La réalisation historique de la liberté kantienne se révèle cependant problématique : elle rencontre des obstacles multiformes dont un de taille, elle-même.

 

 

2. L’obstacle même de la liberté

De prime abord rien ne prédispose la liberté kantienne à une incarnation historique. Et cette impossibilité tient d’abord à sa nature : elle est une idée transcendantale à laquelle recourt la raison humaine. Comment la raison humaine en vient-elle à recourir à cette idée ?

L’entendement humain cherche à expliquer tous les événements du monde. Il recourt alors au principe de causalité : tout effet dans la nature a une cause. Mais cette explication reste toujours relative et partielle car on est obligé de remonter la série des causes à l’infini. Or la raison est soucieuse d’une appréhension complète des phénomènes. Ne pouvant se contenter d’une régression à l’infini, elle se voit contrainte d’admettre l’idée d’un commencement absolument premier, d’une causalité originaire qui serait cause d’effets sans être lui-même causée par quelque chose d’autre. C’est l’idée de liberté transcendantale.

Elle est transcendantale parce qu’elle dépasse les limites de l’expérience. Elle se situe dans le monde des noumènes. Si donc la liberté est une idée transcendantale qui n’a rien à voir avec le monde de l’expérience, si la liberté est une idée exilée dans le monde des noumènes, comment Kant peut-il encore envisager sa réalisation dans le monde phénoménal ?

 

3. L’incarnation humaine de la liberté transcendantale

Pour résoudre ce problème, Kant opère un transfert de la liberté transcendantale dans le monde des phénomènes. Le monde phénoménal comporte effectivement un être capable de commencer de lui-même une série d’événements, un être agissant librement. L’homme, en son autonomie morale, constitue en quelque sorte l’incarnation phénoménale de l’idée transcendantale de la liberté. C’est ce que Kant appelle la liberté pratique, objet de sa seconde critique.

A cet homme, Kant confie la tâche de réalisation de l’idée de liberté dans le monde. L’homme doit façonner la nature pour en faire un monde d’êtres raisonnables. Il s’agit de parvenir à une « humanisation de la nature ». En un mot, l’homme doit assurer le triomphe universel de la liberté. Cet idéal définit ce que Kant nomme le Souverain Bien.

Le souverain Bien kantien a deux versants : un versant éthique et un versant politique. La réalisation du Souverain Bien politique suppose la mise en place d’institutions politiques où s’épanouit la liberté extérieure de tous ; la réalisation du Souverain Bien éthique suppose la mise en place d’institutions où s’épanouit la liberté intérieure de chacun. Il reste à voir si l’homme kantien est à même de relever ce défi. Ce n’est pas si sûr : à ne commencer qu’avec le souverain bien éthique sa réalisation par l’homme s’avère difficile.

 

4. La réalisation du souverain bien éthique sous la menace du mal radical

La réalisation éthique du souverain bien prend la figure d’un drame humain et ce drame a pour nom le mal radical. L’homme est doté d’un libre arbitre. Ce libre-arbitre ouvre le choix entre deux alternatives : réaliser la liberté par le respect de la loi morale ou opter pour le mal par le choix de la désobéissance. En l’homme existe une disposition originaire au bien mais un simple penchant au mal. La nature a donc disposé l’homme au bien mais l’homme, ab initio choisit délibérément le mal ; il décide de ne pas écouter la voix de la raison, précisément parce qu’il est libre. Le mal dérive donc de la liberté, d’un libre choix.

Aussi paradoxal que cela puisse être, le premier obstacle à l’épanouissement historique de la liberté s’avère être la liberté elle-même. La liberté s’emploie donc contre elle-même. C’est le paradoxe d’une liberté qui se renie, s’anéantit au lieu de se réaliser.

Mais Kant ne désarme pas face au mal radical. Il inscrit la victoire du Bien dans une dynamique d’espérance. Il espère une conversion de l’homme. Pour cela Kant recourt à l’assistance de la Providence divine. Son dernier mot dans son œuvre La religion dans les limites de la simple raison n’est donc pas le désespoir. Si sur le plan éthique le triomphe de la liberté prend la figure d’un drame, qu’en est-il du souverain bien politique ?

 

5. La réalisation problématique de la liberté politique

La réalisation de la liberté sur le terrain politique se trouve elle aussi confrontée à une problématique, celle de l’ordre et de la liberté. Kant, d’entrée de jeu donne la priorité à l’ordre. L’homme à ses yeux est caractérisé par « l’insociable sociabilité », par un exercice sauvage de la liberté naturelle qui induit des relations humaines conflictuelles. Kant prône alors une domestication de cette liberté sauvage par la soumission de tous à un maître, à l’autorité étatique.

La question du désordre résolue par la domestication, la préoccupation de Kant est de préserver la liberté des individus. Kant propose alors l’établissement dans tout Etat de ce qu’il appelle une constitution républicaine. Cette constitution prend la liberté pour principe premier. Elle prend aussi la liberté pour fin puisqu’elle cherche à faire en sorte que ma liberté coexiste avec celle des autres grâce à la loi.

Cette constitution républicaine est donc la garante de la liberté du citoyen ; seulement les Etats bien que républicains se rapportent les uns les autres tout comme les individus entre eux à l’état de nature. Chaque Etat perçoit l’autre comme une menace. Il s’ensuit antagonismes et conflits interétatiques. Pour y remédier Kant propose de créer une instance interétatique qu’il appelle la Société des nations

Mais la nature de cette société des nations pose problème : Est-ce un Etat universel ou une fédération des Etats. Kant opte contre toute attente, pour une fédération d’Etats. Ce qui détermine cette préférence de Kant n’est rien d’autre que le souci de la sauvegarde de la liberté. L’Etat universel, par delà sa promesse d’ordre, court le risque de devenir une monarchie universelle despotique et liberticide.

A défaut de l’Etat universel, Kant attribue la citoyenneté mondiale à tout homme. Il affirme l’homme comme un citoyen du monde. Tout homme, du fait de son appartenance à l’humanité, a le droit de circuler partout sur la terre, d’être accueilli sans hostilité en dehors de son Etat. L’homme kantien n’est pas seulement un animal politique mais aussi un animal cosmopolitique. Ce cosmopolitisme nous renvoie l’image d’un monde sans frontière ; il s’agit d’un cosmopolitisme des droits de l’homme.

Tel se déploie la philosophie de Kant autour de l’idée de liberté. Tel est rapidement esquissé l’idéal historique kantien. Il consiste en la réalisation difficile de la liberté sur le plan éthique et politique. Qu’en est-il de cet idéal historique aujourd’hui ? Que reste-t-il de cet idéal aujourd’hui ? La modernité éthico-politique valide-t-elle ou invalide-t-elle l’idéal historique kantien ?

Nous nous sommes risqués à une discussion sur l’actualité de la philosophie historico-politique de Kant. Et là, nous avons découvert que Kant pouvait éclairer les ambigüités éthico-politiques de notre temps. C’est l’objet de notre dernier point.

6. Les éclairages de Kant sur les ambigüités éthico-politiques de notre temps

D’entrée de jeu il faut reconnaître une certaine actualité de la pensée de Kant. Que la liberté soit l’enjeu des débats et même des conflits entre les hommes cela, l’histoire postkantienne le confirme. Ensuite on assiste aujourd’hui au triomphe quasi universel de la démocratie libérale, à l’extension de l’Etat de droit qui semble confirmer l’actualité de l’idéal kantien de la constitution républicaine.

L’actualité du cosmopolitisme kantien ne fait pas aussi de doute. On s’accorde à reconnaître que la fondation de la SDN est bien d’inspiration intellectuelle kantienne[2] dans sa visée, et même jusqu’à son appellation de “Société des Nations“ qui sont des termes proprement kantiens. De même, l’Organisation des Nations Unies s’efforce d’instaurer un droit international dont les grandes lignes avaient été tracées par Kant.

Notre époque voit aussi l’émergence de formes multiples de mondialité politique : la fin de l’apartheid, la naissance d’un espace public à l’échelle du globe, l’esquisse d’une opinion publique internationale ; toutes choses qui sonnent comme un réveil de la pensée juridico-politique de Kant, un retour à son cosmopolitisme. De même, la sensibilité particulière des hommes de notre temps pour les droits de l’homme et la dignité de la personne humaine vont dans le sens de la revendication kantienne du respect de la dignité humaine. Tout laisse croire à une actualité de la pensée de Kant.

Ces consécrations multiformes de la liberté coïncident malheureusement avec les plus grands dénis de la liberté. La barbarie de deux guerres mondiales, l’horreur des camps de concentrations, la cruauté des totalitarismes, la terreur des attentats terroristes, l’atrocité des génocides et des guerres civiles, révèlent le caractère meurtrier du XXe siècleet en font un siècle de terreur.Ces drames de notre siècle semblent démentir le pacifisme juridique kantien et invalider son idéal historique. Tout cela fait penser à un dépassement de Kant par l’actualité.

Mais il ne faut pas aller vite en besogne car en en même temps, ces drames traduisent l’omniprésence au sein de l’histoire humaine du mal radical que Kant a su déceler. Cette prépondérance du mal rappelle aussi avec acuité la pertinence de l’impératif catégorique kantien. Ainsi, selon Theodor Adorno, l’expérience des drames du XXe siècle a légué aux générations actuelles un nouvel impératif catégorique inspiré de celui de Kant : penser et agir de telle sorte que cela ne se répète plus jamais[3]. (cela m’a inspiré comme photo d’illustration le monument aux martyrs de Tampouy que vous avec en couverture)

Certes on peut percevoir dans des drames comme Auschwitz, l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, le 11 septembre… l’indice d’un mal plus que radical, d’un mal que des penseurs ont nommé l’Extrême. Et à ce titre, ces événements ont engendré une indignation générale. Mais aussi paradoxale que cela puisse paraître ils ont été l’occasion d’un “sens communautaire très élevé“. Ils ont suscités un consensus moral autour de valeurs communes que sont les droits de l’homme et une sensibilité particulière pour le respect de la dignité humaine. De là sont nées la Déclaration universelle des droits de l’homme, la notion de crime contre l’humanité et la Cours Pénale Internationale...

On le voit, on ne peut nier l’ambiguïté de notre temps à la fois caractérisé par autant de victoires que d’échecs dans la quête de la liberté ? On assiste au déploiement concomitant du bien et du mal au cours des deux siècles d’histoire postkantienne. Cette ambivalence de l’histoire Kant l’avait déjà perçu.

 

CONCLUSION

Au sortir de notre présentation, on peut dire que la modernité, à première vue, incline au désespoir mais l’espérance demeure. Il a un fondement kantien. Le désespoir n’est pas le dernier mot de Kant sur la destinée de la liberté. Certes, le mal n’est jamais définitivement vaincu mais la liberté humaine demeure sauve et un retournement spontané de l’homme en direction du bien reste toujours possible. « Lorsque par l’homme, un acte de liberté commence dans le monde, affirmait Françoise Proust, alors se lèvent et paraissent paradis et enfer en même temps ». On pourrait ajouter à la suite de Françoise Proust : en l’homme subsiste la capacité de se ressaisir et cette capacité fonde l’espoir d’une autre modernité, une modernité où domine le soleil de la liberté.



[1] Alain RENAUT, Kant aujourd’hui, p. 336.

[2] Théodore RUYSSEN laisse entendre que l’un des Pères fondateurs de la SDN, le Président Wilson comptait parmi ses livres de chevet le Projet de paix perpétuelle de Kant (« Les origines kantiennes de la SDN », in Revue de Métaphysique et de Morale, n° XXXI, 1924, p. 355).

[3] Theodor ADORNO, Dialectique négative, p. 284.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité